INSOLUBLE CONFLIT
A travers la campagne indienne, depuis une bonne heure à présent l’autocar éreinté enroule les kilomètres cabossés qui l’éloignent de la Ville Sainte. En cette vaste plaine du Nord où chemine le lourd véhicule, malgré la sérénité émanant des paysages traversés, croît en toi la sourde véhémence d’un insoluble conflit. Tandis qu’en les champs gorgés d’eau se mire un soleil narcissique, si fier d’avoir su s’immiscer entre d’obscurs nuages, ton corps ressent vivement les prémices d’un mini-cataclysme qui vient bouleverser ses entrailles. Une sinistre pression s’opère en tes intérieurs où un intense gargouillement déploie ses échos alarmants. L’organisme ainsi malmené décrète aussitôt l’état d’alerte. Qu’a-t-il avalé de douteux avant de quitter Bénares ? Qu’importe, le résultat s’annonce effrayant. Si l’autocar ne s’arrête pas illico, bientôt va sonner la débâcle apocalyptique de tes intestins surmenés. Toute ta volonté s’emploie à une tâche périlleuse : rester étanche. Effarés par l’accablement du sort, tes yeux incrédules scrutent les alentour. Tu te trouves – bien sûr – tout au fond d’un véhicule surpeuplé. Cerné par la meute des voyageurs tu ne peux alerter le conducteur. Comme les passagers ne comprennent ni l’anglais ni le français, que les innombrables dialectes du pays te sont étrangers, impossible de communiquer. Que faire ? Le moindre mouvement s’annonce périlleux, susceptible d’anticiper encore l’irréparable. Alors, stoïque jusqu’à l’absurde, ton corps supplicié continues de lutter contre les exigences, terriblement exigeantes en ce moment, de la nature. A bout de force et de logique, l’esprit, meurtri, se réfugie dans la prière, implore avec ferveur un dieu qu’à cet instant il voudrait « plombier » afin qu’il colmate d’extrême urgence une fuite imminente. Quel que soit le nom de l’interpellé tu le supplies de stopper la machine infernale qui, sans se soucier de tes détresses digestives, poursuit inexorablement son chemin. Mais la réalité se moque avec une splendide impudeur. Pourquoi donc le véhicule s’arrêterait-il en rase campagne sinon pour permettre au chauffeur d’assouvir, lui aussi, quelque pressante envie ? Tu n’as pas, que tu saches, de don hypnotique susceptible d’influer sur la vie organique de tes contemporains. Au terme d’une lutte acharnée, à bout de fatalisme, tu te laisses guider vers les rives désenchantées du renoncement. Résolu à envisager le pire sous peine de te fendre en deux, en extrême humilité, abdication sans condition face aux caprices du destin, tu te résignes à l’innommable, acceptes, au mépris de toute décence, d’assumer tes débordements. A l’ultime instant qui devrait précéder le désastre, l’improbable pourtant se produit : le véhicule s’immobilise pour cause de vessie conductrice saturée.
En cet endroit béni où tu te vides à loisir tu te demandes si tu possèdes de réels dons télépathiques ou si le ciel clément a récompensé tant de ferveur par un humble miracle hygiénique.
Dans ce pays de haute spiritualité il semble que tout problème, même terre à terre, puisse espérer une solution divine. Il est vrai qu’une religion dotée de cent trente millions de divinités pour évoquer les multiples aspects d’un Dieu unique en a sans doute prévu une pour chaque circonstance de la vie.
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